Historien né au Guyana, Walter Rodney fut l'un des apôtres du panafricanisme, utilisant ses connaissances en histoire pour réconcilier l'Afrique et sa diaspora. Son engagement et son militantisme conduisirent à son assassinat en juin 1980.
Walter Rodney naquit à Georgetown au Guyana le 23 mars 1942. Il est issu d'une famille de la classe ouvrière, engagée politiquement (son père était membre d'un parti politique anti-colonialiste), qui le pousse à faire des études. Il entre d'abord au Queens College grâce à une bourse. Il y excelle et obtient une nouvelle bourse, qui lui permet d'entrer cette fois à l'université des West-Indies en Jamaïque, où il obtient son premier diplôme universitaire avec mention. Rodney obtient encore une fois, une bourse qui lui permet d'aller effectuer des études doctorales à la « School of Oriental and African Studies » en Angleterre. Il obtient son doctorat (PHD) en histoire africaine en 1966 à l'âge de 24 ans. A l'université, à la fois en Jamaïque et en Angleterre, Rodney était déjà un fervent activiste politique. En Angleterre par exemple, il participait à des cercles de discussion, s'exprimait à Hyde Park, et participa même à un symposium sur le Guyana en 1965. C'est à cette époque qu'il entre en contact avec le légendaire écrivain C.L.R. James dont il deviendra l'un des plus fidèles disciples.
Sa dissertation doctorale intitulée "a history of the upper Guinea Coast 1545-1800" (Une histoire de la Haute-Guinée de 1545 à 1800) est publiée par les éditions Oxford University Press en 1970 et déclenche une polémique parmi les historiens. Rodney imprime un axe à son travail, consistant à remettre en cause les idées des historiens occidentaux à propos de l'histoire africaine, et s'attache à regarder d'un ½il nouveau l'histoire des peuples opprimés. Sa dissertation doctorale analyse la situation de la « Haute Guinée » avant l'arrivée des européens, puis les conséquences directes et indirectes des influences européennes sur ces sociétés côtières. Entre-temps, en 1966, Rodney occupe son premier poste dans le département d'histoire de l' "University College" en Tanzanie. Il est séduit par l'idéologie prônée par Julius Nyéréré. Il prend une part active dans les débats sur l'évolution de la société tanzanienne post-coloniale en prônant l'introduction d'une nouvelle perspective idéologique socialiste. Il commence certaines pratiques qu'il continuera toute sa vie : il souhaite réduire la distance « idéologique et physique » qui sépare l'institution universitaire du peuple. Pour cela, il donne une série de conférence à des groupes d'étudiants hors campus, à des travailleurs à Dar Es Salaam et à la campagne. Pour Rodney, l'histoire peut servir à découvrir comment naît un problème, et à trouver moyens et solutions qui peuvent permettre de résoudre ces problèmes dans le présent.
D'une certaine manière, le sous-développement est paradoxal. Beaucoup de paries du monde naturellement riches sont en fait pauvres et les parties qui ne sont pas si bien loties en richesse de sol et de sous-sol bénéficient des plus hauts niveaux de vie. Lorsque les capitalistes des parties développés du monde tentent de d'expliquer ce paradoxe, ils sous entendent souvent, à propos de cette situation, que c'est un don de Dieu. Biographie de Walter Rodney
©Walter Rodney

En janvier 1968, Rodney retourne en Jamaïque, et trouve un poste d'enseignant dans son ancienne université, l'Université des West-Indies. Comme il le faisait en Tanzanie, il donne également des conférences, souvent informelles, en dehors de l'Université, notamment sur l'histoire africaine. Il ira même à la rencontre des Rastafariens pour partager avec eux sa connaissance de l'histoire africaine. Sa rencontre avec les Rastafariens sera racontée sous forme de livre et publiée plus tard sous le titre « Grounding with my brother », qui devint l'une des bibles du mouvement Black Power des Caraïbes. Rodney estime que la libération des Noirs par eux-mêmes doit provenir d'une nouvelle attitude rejetant l'auto dénigrement provoqué par le colonialisme et le système néo-colonial. Il est d'avis que la connaissance de l'histoire africaine d'avant l'arrivée des européens libèrerait et mobiliserait les masses noires. Rodney souhaite la montée en puissance des populations noires défavorisées des Caraïbes dans le cadre du « Black Power Movement ». L'activisme et le militantisme de Rodney, qui est devenu extrêmement populaire en Jamaïque, ne plaît guère aux autorités ultra-conservatrices de ce pays, qui est alors dirigée par Hugh Shearer.
Alors qu'il assiste à un congrès réunissant des écrivains Noirs à Montréal, à la fin de l'année 68, conférence au cours de laquelle il aura l'occasion de revoir son vieux mentor de l'époque londonienne, le fameux écrivain C.L.R James, les autorités jamaïcaines émettent une interdiction de séjour à son encontre. Cette décision du gouvernement jamaïcain entraîne des manifestations massives et des émeutes, car Rodney était extrêmement populaire. Plusieurs dizaines de blessés et plusieurs morts, ainsi que des millions de dollars de dégâts seront dénombrés suites à ces émeutes. Rodney dénonça l'attitude du gouvernement jamaïcain qui était, pour lui, composé d'individus servant les intérêts d'un système étranger capitaliste blanc et entretenait dans le pays une structure sociale maintenant l'homme noir au bas de l'échelle sociale. Rodney retourna en Tanzanie en tant que professeur d'histoire et inaugura un cours sur la diaspora africaine à l'université de Dar Es Salaam. Il devint une figure clé des débats sur le développement qui enflammaient le pays. Il se rendit également dans d'autres pays d'Afrique. Cette époque fut sans doute une des plus importantes pour la formation des idées intellectuelles de Rodney. Il publia des articles sur l'Ujamaa tanzanienne, l'impérialisme, le sous-développement, les problèmes de classe en Afrique, les problèmes raciaux, et le rôle des exploités dans le changement social. La Tanzanie était à l'époque le Quartier Général de nombres de mouvements de libération desquels il se rapprocha. Rodney, qui pensait qu'un intellectuel devait mettre ses compétences au service de la lutte, s'impliqua de plus en plus au sein de ces mouvements, et se forgea une réputation de théoricien et de porte-parole du panafricanisme. Il fut l'un des initiateurs des discussions menant au 6ème congrès panafricaniste tenu en Tanzanie.
C'est au cours de ces années que Rodney devait publier un de ses ouvrages les plus marquants intitulé "How Europe underdeveloped Africa", et qui fut publié en 1972. (Comment l'Europe sous-développa l'Afrique). Rodney définit dans ce livre le développement comme un processus de progrès vers lequel tous les peuples sont engagés au cours de leur existence via le développement de structures sociales, la régulation des relations internes ou externes, l'amélioration de l'économie...A contrario, le sous-développement, est la perversion de ce processus naturel qu'est le développement. Pour Rodney, c'est l'intrusion des européens qui entraîne le sous-développement alors que l'Europe elle-même a continué son processus de développement. Selon l'historien guyanais, l'Afrique de l'Ouest a connu une "perte d'opportunités de développement" parce que l'innovation a été entravée par la ponction de populations jeunes lors de l'esclavage, et par l'importation de biens et de technologie occidentaux. Puis, pendant la période coloniale, l'administration coloniale fonctionnait à la fois comme exploiteur économique et soutien des exploiteurs privés, et le processus de sous-développement continuait : la technologie occidentale avait fait d'énormes progrès, au moins partiellement financés par les profits tirés de l'esclavage. L'innovation africaine fut presque totalement éradiquée. Les travailleurs africains étaient sous-payés, exploités, surtaxés, volontairement sous éduqués et mal éduqués par les colons. En plus, le système d'éducation colonial, qui remplaçait les systèmes d'éducation africains encourageait le sous-développement des ressources intellectuelles africaines en limitant les opportunités d'éducation de même que les niveaux d'éducation offerts. En bref, une forme d'impérialisme culturel.
En 1974, l'Université de Guyana invita Rodney à retourner à la maison comme professeur d'histoire africaine. Sur le chemin du retour, il passa par les Etats-Unis où il donna des conférences de façon intensive. A son arrivée au Guyana, il découvrit que l'université avait succombé à la pression du gouvernement et avait décidé de retirer l'offre qui lui avait été faite. Rodney décida néanmoins de rester dans son pays natal qui était devenu indépendant en 1966. Le nouveau premier ministre Forbes Burham s'était assuré que Rodney n'obtiendrait aucun emploi à quelque niveau que ce soit dans le système éducatif local. Rapidement, la femme de Rodney perdit également son emploi, et la situation de la famille (Rodney avait également trois enfants) se dégrada. Rodney saisit l'opportunité de donner divers cours à l'étranger afin de gagner sa vie, et continua son travail académique en Guyane en publiant deux livres. Il créa un parti politique multiracial, le « Working People's Alliance » dont l'un des buts était de s'opposer au régime de plus en plus dictatorial du premier ministre Burnham. Rodney, à la façon d'un Malcolm X, n'excluait pas la lutte armée en dernier recours.
Au milieu des années 70, Rodney était devenu le représentant le plus populaire du WPA, et réussit à mobiliser les masses contre l'exploitation et le régime dictatorial en place qui combattit le WPA par la terreur au fur et à mesure que son influence grandissait. Ses membres furent persécutés, certains abattus en plein jour ou emprisonnés pour des motifs fallacieux. C.L.R. James exprima publiquement ses inquiétudes à propos de la sécurité physique de Rodney. Bien que victime de harcèlement, de persécution, et d'une tentative d'assassinat à son encontre, Rodney se débrouilla pour assister aux cérémonies d'indépendance du Zimbabwé en 1980, et déclina l'offre que lui fit le tout nouveau président Robert Mugabe de mettre en place un institut de recherche. Il préférait retourner au Guyana pour y continuer le combat politique. Ce choix devait lui coûter la vie puisqu'il fut assassiné le 13 juin 1980 à Georgetown.
Une bombe avait été dissimulée dans un Talkie Walkie que lui donna un certain Gregory Smith. L'explosion de celle-ci le tua sur le coup et blessa son jeune frère Donald qui était assis dans le siège passager à l'avant de leur voiture garée sur un parking. Des milliers de personnes assistèrent à ses funérailles, et des cérémonies en son honneur eurent lieu de par le monde. C.L.R. James, le vieux mentor, pleura celui qui, d'après lui, aurait pu être le pivot d'une meilleure connaissance et compréhension entre le peuple noir et les peuples colonisateurs, entre les africains, les caribéens, et les américains. L'assassin de Rodney, un certain Gregory Smith, fut évacué de Guyane en cachette dans les 24 heures qui suivirent son crime, et ne fut jamais jugé. Il s'était installé en 1996 en Guyane française, mais ne fut jamais extradé car il n'existait pas de convention entre la France et le Guyana. (Il ne s'agit pas ici de la Guyane française mais de Guyana, pays d'Amérique du Sud situé dans le plateau des Guyanes et dont la capitale est Georgetown. Ce fut une ancienne colonie britannique).